Overblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
/ / /
Je suis une ammonite du jurassique. Le jeune océan Téthys est mon domaine, je le partage avec de grands reptiles marins tels les plésiosaures et les ichtyosaures qui sont nos prédateurs. Nous sommes des milliers. D'abord " larve " translucide, j'ai atteint aujourd'hui une bonne taille, ma coquille est élancée et enroulée en une délicate spirale plane. Ma nourriture habituelle est constituée de plancton, je mange aussi parfois de petits crustacés et des poissons que je déguste avec mon bec corné. Je mène une vie errante au sein d'un troupeau d'autres ammonites. Nous suivons les bancs de plancton au gré des courants. Les cloisons sinueuses des loges de nos coquilles nous permettent de résister à la pression lorsque nous suivons nos proie dans les profondeurs. L'océan est vaste et prolifique, notre ciel est la surface de la mer et nos routes sont les courants.

Voilà plusieurs jours que nous dérivons dans des eaux claires, au-dessus d'immenses champs de crinoïdes, dont les longs bras battent la mesure d'une musique à l'échelle de l'océan. Sorti du fond des âges, un grand requin blanc de plus de 15 mètres vient troubler cette scène paisible. Les mouvements lents et gracieux de son immense corps rendent encore plus impressionnant cet animal dont la redoutable mâchoire est armée de trois rangées de dents triangulaires de plus de dix centimètres de haut... Heureusement pour nous, il digère sans doute un repas pris quelques jours plutôt car il poursuit son chemin, s'enfonçant vers les profondeurs avec nonchalance.

 

Notre voyage se poursuit sans encombres depuis plusieurs jours, le fond a disparu, la Lumière du Monde d'en Haut ne parvient pas à l'éclairer. Une troupe de poissons vivement colorés nous fournit le premier indice de la diminution prochaine de la profondeur. En effet, après plusieurs heures, nous arrivons à proximité d'un récif corallien grouillant de vie. Les récifs sont les oasis de l'océan. Ils bordent des îles et des continents que les légendes ont peuplé de reptiles gigantesques et de monstres ailés. Pour ma part, je ne crois pas aux légendes : le Monde d'en Haut est stérile. Comment un être vivant pourrait-il respirer hors de l'eau ? Un de nos congénères qui avait échappé de justesse à la mort alors qu'il s'était échoué, nous avait parlé de la chaleur accablante et de l'éclat aveuglant de la Lumière. Il était incapable de se déplacer et il éprouvait une difficulté croissante à respirer. Il serait mort si la marée ne l'avait pas ramené sous la protection de l'océan. Aussi nous n'essayons jamais de franchir la barrière du récif pour nous rendre dans le lagon, de peur de nous échouer.

Le spectacle amusant d'une petite troupe de nos archaïques cousins les nautiles me tire de mes réflexions. Ils sont beaucoup moins fréquents que nous autres les ammonites qui sommes en pleine explosion évolutive, leur coquille globuleuse leur donne un air pataud. Ils sont apparus des dizaines de millions d'années avant nous... Ils sont le passé et nous sommes le futur pensais-je.

Ceci me laissa songeuse. Je suis peu différente de mes congénères. En effet, je doute, je me pose des questions bien au-dessus des capacités d'une ammonite normale. Par caprice, la Nature m'a donné la conscience et croyez-moi, ce n'est pas un cadeau! Alors que mes congénères prennent la vie comme elle vient, avec une merveilleuse simplicité, je me pose des questions : qui suis-je ? Qu'est ce que la Vie ? Pourquoi suis-je là ? Cela a-t-il un sens ? Je me mis alors à douter. La Nature n'est-elle pas mauvaise ou injuste de laisser ces créatures souffrir ainsi, sans raison ? Je ne suis qu'une ammonite parmi des dizaines de milliers d'autres, quelle importance a ma vie, quelle trace laisserai-je dernière moi, et surtout y-a-t-il un Après?

Alors que j'étais plongée dans mes pensées, je m'aperçus que j'avais perdu le troupeau. Un de ces satanés ichtyosaures m'avait repéré, son immense silhouette, rappelant celle du dauphin, s'approchait rapidement de moi. J'essayais de fuir dans les profondeurs aussi vite que je pouvais, lâchant même désespérément un nuage d'encre. Mais l'énorme animal se rapprochait inexorablement. Alors qu'il allait me saisir, je changeais brusquement de direction lui échappant de justesse. Une fois de plus je maudissais la Nature qui m'infligeait pareille épreuve. D'ailleurs pourquoi continuais-je à fuir ? Un peu plus tôt ou un peu plus tard, mon destin était de finir dans l'estomac d'une de ces sales bêtes. Ma vie aura été inutile et vaine.

Pourtant l'instinct de survie était le plus fort et je continuais à lutter. Le reptile me saisit mais il devait s'agir d'un jeune animal car ayant mal assuré sa prise, un ultime effort de ma part me permit de me dégager en lui arrachant quelques dents. Malgré toute ma volonté, je m'enfonçais dans les profondeurs, le poids de l'eau de mer qui pénétrait dans ma coquille m'entraînait vers le fond.

 

Voici plusieurs jours que j'errais dans les profondeurs, j'avais très faim, j'étais épuisée et je me sentais plus seule que jamais.

Alors qu'une douce léthargie m'enveloppait, je me demandais pourquoi, pourquoi, pourquoi...

Partager cette page
Repost0